En coulisse

Votre jeu préféré pourrait bien disparaître à jamais

Rainer Etzweiler
5/8/2025
Traduction : Marie-Céline Berthou

Aujourd’hui, 87 % des jeux rétro ne sont plus jouables légalement. Comment en sommes-nous arrivés là ? Quel destin attend votre jeu préféré ?

Décembre 1994. À la radio, le grunge cède la place à la pop britannique, toutes les colocations ont au moins un poster de Pulp Fiction au mur et un certain Jeff Bezos âgé de 30 ans lance sa librairie en ligne au fond d’un garage de Washington (avec un peu plus de cheveux et un peu moins d’ambition de domination mondiale).

Ce n’est pas si facile pour ses fans de continuer à jouer à ses anciennes œuvres.

Une leçon d’histoire onéreuse

Partons du principe que l’émulation (nous en reparlerons plus loin) n’est pas votre fort et que vous voulez jouer légalement à Snatcher.

Vous aurez besoin du jeu (qui se négocie rarement à moins de 1000 francs suisses/euros sur eBay, d’une console SEGA Mega-CD à environ 250 francs suisses/euros et d’un téléviseur cathodique pour 150 à 200 francs suisses/euros supplémentaires. D’autres options existent pour remplacer ce dernier, mais bon, vous voulez l’authenticité ou pas ?

Dans ce cas, il vous faudra débourser au moins 1400 francs suisses/euros. Est-ce que ça les vaut ? Probablement pas. Snatcher est peut-être cool, mais pour 1400 francs suisses/euros, on peut s’offrir toutes les consoles dernière génération, ce qui sera plus intéressant à long terme.

Certes, il s’agit là d’une exception. On trouve des jeux et des consoles rétro pour moins cher. Le cas de Snatcher illustre toutefois un problème délicat : une énorme partie de l’histoire des jeux vidéo est aujourd’hui difficilement accessible, voire complètement introuvable.

87 %

La Videogame History Foundation est une organisation à but non lucratif basée aux États-Unis. Elle a été créée en 2017 par Frank Cifaldi dans le but de préserver l’histoire du jeu vidéo. En 2023, l’association a publié une étude qui a révélé que 87 % des jeux sortis sur le marché américain avant 2010 n’étaient pas correctement archivés.

87 %, voilà une statistique qui sonne plus comme un signal d’alarme pour l’histoire culturelle.

Pourquoi les jeux disparaissent-ils ?

Les raisons sont nombreuses et reflètent le dysfonctionnement d’une industrie qui aime se gargariser de son patrimoine culturel, mais qui, en parallèle, ne fait pas assez d’efforts pour le préserver réellement.

En toute honnêteté, il faut reconnaître que la situation initiale n’est pas simple. Les problèmes de licence représentent un défi de taille. Lorsque les studios de développement ou les éditeurs font faillite, les droits de leurs jeux se perdent souvent dans le dédale opaque des créanciers et des ayants droit, rendant pratiquement impossible toute nouvelle édition.

Certains jeux utilisent également de la musique sous licence, des noms de marque ou des droits de films. Comme les droits de distribution expirent généralement au bout de quelques années, le jeu ne peut plus être vendu. J’en veux pour exemple récent F1 23, retiré des boutiques en ligne au printemps dernier. Le jeu de course n’avait alors même pas deux ans !

L’incompatibilité technique est un autre tueur silencieux. Les jeux ont été développés pour du matériel spécifique qui n’existe plus aujourd’hui. Sans émulation ou portage, ils deviennent injouables sur les systèmes modernes. La plupart des développeurs redoutent les coûts d’adaptation.

Ces dernières années, la dépendance à Internet est aussi devenue un problème croissant. De nombreux jeux modernes exigent une connexion à un serveur, même pour le jeu solo. Si les serveurs sont désactivés, le jeu est mort, qu’il ait été acheté légalement ou non.

Enfin, l’archivage systématique fait défaut. Contrairement aux films ou aux livres, il n’existe pas d’institutions établies qui collectent et conservent les jeux vidéo de manière cohérente. Les codes sources se perdent, la documentation des développeurs disparaît et, avec elle, la possibilité de préserver les jeux pour les générations futures.

Quelle est la position des éditeurs ?

L’approche des développeurs et des éditeurs montre également la complexité des motifs derrière ce problème. En voici quelques exemples.

Il y a quelques années, le patron de PlayStation de l’époque, Jim Ryan, affirmait naïvement que personne ne voulait jouer à de vieux jeux. Aujourd’hui, le groupe Sony s’efforce de garder au moins une partie de ses titres historiques disponibles. La boutique PSN contient plusieurs jeux rétro, comme The Legend of Dragoon, Dark Cloud et Twisted Metal.

Comme d’habitude, Nintendo fait bande à part : l’adhésion en ligne propose des classiques, mais vu la sélection, on dirait qu’un stagiaire a lancé des fléchettes sur une liste les yeux bandés. La chaîne boutique Wii était plus progressive en 2006... ça veut tout dire !

De son côté, Ubisoft semble vouloir s’établir comme l’éditeur le plus hostile aux clients. En janvier 2024, l’entreprise française a fait savoir que les joueurs devaient « accepter que les jeux qu’ils achètent ne leur appartiennent plus ».

Le statu quo

Commençons par la bonne nouvelle : la situation s’est récemment améliorée. L’exemple d’Ubisoft montre que le sujet est pris davantage au sérieux qu’il y a quelques années. Dans le secteur du gaming sur PC, la plateforme de distribution GOG.com accomplit en outre un important travail de pionnier.

La filiale du développeur de The Witcher, CD Project, se bat depuis bientôt 20 ans pour la préservation et la disponibilité des jeux rétro. L’entreprise emploie plus de 780 personnes, dont de nombreux juristes qui déterminent au terme de processus complexes à quelle porte frapper pour ressusciter des jeux presque oubliés.

La démarche est louable, mais elle ne prend pas en compte toutes les facettes du problème.

Y a-t-il d’autres solutions ?

On peut tout à fait argumenter qu’il est légitime de se débrouiller par soi-même si les éditeurs ne semblent pas vouloir gagner d’argent. Chacun verra midi à sa porte en fonction de ses valeurs.

Le créateur de Minecraft Marcus « Notch » Persson a aussi rejoint le débat en déclarant : « Si l’achat d’un jeu n’est pas un achat, alors le piratage n’est pas un vol ».

Cette affirmation n’est pas totalement fausse, mais elle reste un brin réductrice. M. Persson oublie notamment le fait que nous n’achetons aujourd’hui plus vraiment des jeux, mais simplement le droit de les utiliser. Cette clause figure dans les conditions générales de Steam depuis quelques mois et fait partie intégrante du contrat d’achat liant le joueur à la plateforme.

Et ensuite ?

Si l’UE venait à introduire de nouvelles lois de protection des consommateurs pour les jeux vidéo, la Suisse les adopterait probablement aussi tôt ou tard. Après tout, notre pays s’est déjà engagé à adapter la législation européenne pertinente dans plus de 100 accords bilatéraux. Un peu comme avec le câble de recharge universel USB-C qu’Apple est censé utiliser ici depuis l’automne 2024.

Avec un peu de chance, cette initiative sensibilisera l’industrie du jeu vidéo à l’importance de préserver sa propre histoire. Actuellement, c’est encore un vœu pieux.

Peut-être est-ce aussi là la morale meta ultime : les jeux nous apprennent que rien ne dure pour toujours, même pas eux.

Cet article plaît à 122 personne(s)


User Avatar
User Avatar

Au début des années 1990, mon frère aîné m’a légué sa NES avec le jeu « The Legend of Zelda», déclenchant ainsi une obsession qui perdure encore aujourd’hui.


Gaming
Suivez les thèmes et restez informé dans les domaines qui vous intéressent.

En coulisse

Des informations intéressantes sur le monde des produits, un aperçu des coulisses des fabricants et des portraits de personnalités intéressantes.

Tout afficher

Ces articles pourraient aussi vous intéresser

  • En coulisse

    Voici les jeux "parfaits" de notre communauté

    par Domagoj Belancic

  • En coulisse

    Comment Hollow Knight : Silksong est-il devenu le jeu indépendant le plus attendu de tous les temps ?

    par Philipp Rüegg

  • En coulisse

    Nightdive se bat pour que les jeux ne tombent pas dans l’oubli, mais ne croit pas à la préservation forcée

    par Philipp Rüegg