
En coulisse
Light : la société de caméras partie de rien
par Dominik Bärlocher
Sony arrête les frais. La division Mobile désormais dirigée par un nouveau chef fusionne avec des unités commerciales plus rentables. Cette tentative de sauvetage pourrait réussir, car la technologie Alpha pourrait s’intégrer aux smartphones.
Huawei, Nokia, Oppo et Samsung s’enorgueillissent de leurs systèmes photo, et ils ne sont pas les seuls. À la traîne, aussi bien dans les critiques que lors des tests consacrés à la technologie photo, Sony est à la ramasse avec ses téléphones Xperia de milieu de gamme. Les fans ne jurent que par cette marque depuis des années, mais le reste du monde est indifférent aux smartphones Sony.
Par conséquent, Sony enregistre des pertes avec ses téléphones. Sur l’exercice 2018, ces pertes ont frôlé un milliard de dollars. Sony n’est pas la seule entreprise à connaître une telle hémorragie financière, mais c’est la première à entreprendre des mesures de restructuration d’envergure. Sony a en effet récemment annoncé que sa division Mobile allait fusionner avec l’activité TV, audio et photo. Pour ce faire, la moitié des collaborateurs de la branche Mobile seront licenciés d’ici 2020.
On ne peut que spéculer sur les raisons de ces pertes, à quelques exceptions près. L’un des coupables les plus évidents est le marketing. Huawei, Samsung et Apple y mettent le paquet. Ils s’octroient de grands panneaux publicitaires, produisent des spots publicitaires onéreux, mettent en place des stratégies de vente offensives pour le lancement de leurs produits et diffusent régulièrement des communiqués de presse. À l’inverse, Sony travaille en toute discrétion à l’élaboration de ses nouveaux téléphones et se contente d’une présentation très simple avant de retourner dans son antre. Les Sony Xperia XZ se succèdent sans qu’aucun ne fasse sensation.
C’est tout le contraire du côté des appareils photo à objectif interchangeable de la même entreprise: le monde attend avec impatience le Sony a7siii depuis environ deux ans. Les informations fuitent et les spéculations vont bon train. Personne ne sait précisément trier le vrai du faux parmi les données publiées, mais tous s’accordent à dire que le Sony a7siii fera un carton. Ou peut-être pas? L’espoir reste entier, le monde retient son souffle.
Une question s’impose alors: comment se fait-il que le leader mondial des appareils photo ne fasse pas mieux sur les téléphones? Le Sony XPeria XZ3 égratigne péniblement la barre des 80 points en obtenant 79 points sur l’échelle du standard de facto DxOMark. Le chef de file actuel est le Huawei P30 Pro avec 112 points. D’après DxOMark, l’appareil photo du Sony Xperia muni d’un capteur unique présente trop d’artéfacts, se casse les dents sur l’effet bokeh en raison de l’absence d’un deuxième, voire d’un troisième objectif, et le zoom est insuffisant.
Si le système photo du smartphone est si mauvais, c’est parce que jusqu’à présent Sony n’a que très peu voire pas du tout utilisé la technologie de sa division Photo, aussi appelée Alpha en référence à la série d’appareils «Sony Alpha», pour ses propres smartphones. Le site spécialisé TrustedReviews en fournit la preuve en publiant la déclaration suivante d’Adam Marsh, directeur du marketing mondial chez Sony:
Même si nous formons une entreprise, des barrières subsistent encore. Alpha ne souhaite tout simplement pas partager certains éléments avec la division Mobile, sinon vous aurez la même chose [sur un téléphone] et sur un appareil photo à 3000 livres.
La situation devrait changer. En effet, non seulement les divisions Photo et Mobile fusionnent, mais l’ancien directeur de la division Mobile, Kaz Hirai, a été remplacé par Kimio Maki. Autrefois à la tête de la division Alpha, Maki occupe désormais le poste de directeur du développement produit Mobile. L’une de ses premières grandes actions a été d’arrêter le développement de Sony Xperia XZ4.
Adam Marsh se dit impressionné:
[Maki] a dit:
Et:
Même si nous formons une entreprise, des barrières subsistent encore. Alpha ne souhaite tout simplement pas partager certains éléments avec la division Mobile, sinon vous aurez la même chose [sur un téléphone] et sur un appareil photo à 3000 livres.
Sony n’abandonne donc pas le marché mobile. Étonnant. Les observateurs du marché s’attendaient à ce que Sony se sépare de la division Mobile et la revende à l’un des leaders du marché comme cela a été le cas avec HTC Talent.
Le Sony Xperia 1 est un premier pas dans cette nouvelle direction. Non seulement la mention XZ, qui rendait son nom quasi imprononçable, a disparu, mais il inclut pour la première fois plusieurs capteurs photo avec ses trois objectifs. Cette configuration plurielle montre que Sony suit la tendance, mais ce n’est pas forcément la preuve que les photos prises par le Xperia 1 seront meilleures. S’il y a une chose que Google Pixel a prouvée à plusieurs reprises, c’est qu’un objectif photo unique peut facilement soutenir la comparaison avec les téléphones qui en ont plusieurs. Le nombre d’objectifs n’est pas le seul facteur déterminant la qualité de la photo, le capteur compte aussi. Avec la technologie Alpha, Sony aurait clairement un immense avantage par rapport à la concurrence. C’est là que le mirage d’un avenir doré achève de se dissiper. Plusieurs appareils photo dans un smartphone ne garantissent pas de meilleurs clichés. Le minimalisme peut aussi s’avérer très performant. Les capteurs et le logiciel jouent un rôle essentiel.
L’histoire d’Adam Marsh ne tient pas debout.
Elle présente des incohérences chronologiques, surtout en ce qui concerne le personnel de la division Mobile et sa direction. De la manière dont il raconte cette histoire, Kimio Maki a plus ou moins sauvé Sony Mobile. Selon Marsh, il serait monté au créneau et aurait rapidement tout révolutionné. Le problème: Maki a pris les rênes de la division Mobile le 1er juillet 2018. Au cours des dix derniers mois, Maki a donc enterré le Sony Xperia XZ 4 et créé de toutes pièces le Sony Xperia 1 avec ses multiples objectifs.
Selon les connaissances publiques actuelles, il n’est pas possible de développer à partir de zéro un smartphone complet prêt à être commercialisé en dix mois seulement. Encore moins si l’entreprise doit développer un module photo entièrement nouveau. En effet, même si la concurrence propose depuis des années des modèles à deux, voire trois objectifs depuis l’année dernière, Sony a toujours opté pour un seul jusqu’à présent. Au Mobile World Congress 2018 à Barcelone, le groupe a annoncé un double objectif photo.
Supposons que le cycle de développement d’un smartphone dure environ deux ans, de la première idée à la phase de maturité, le double objectif présenté au MWC aurait été prêt au plus tôt pour le Xperia XZ 4. On a constaté au MWC que le modèle de démonstration était un prototype. Un an plus tard, le Xperia 1 se présente avec trois capteurs photo. Le Xperia 10, le modèle de milieu de gamme de Sony, est doté de deux objectifs, mais on est loin des cachotteries et de l’effet sensationnel du MWC. Ces éléments nous permettent d’échafauder deux théories:
La première théorie semble de loin la plus probable, mais cela voudrait aussi dire que le Xperia 1 n’intègre aucun élément de la technologie Alpha. Autre incohérence: il est de toute façon hautement improbable que Sony intègre un capteur full frame de 35 millimètres dans un smartphone d’environ 70 millimètres de large. Technologiquement, cela n’a aucun sens. C’est pourquoi Marsh a déclaré que tant qu’à faire Sony reprendrait le logiciel d’Alpha. Voilà qui rend le slogan de la publicité «Triple Camera System with Sony’s Alpha Technology» légèrement amer. Économiquement, il est facile d’acheter un capteur puis d’apposer sa marque dessus. Ou bien se pourrait-il que ce soit lié au partenariat avec Light?
Ce serait présomptueux d’affirmer d’ores et déjà que le Xperia 1 fait de mauvaises photos. Après tout, le nom d’Alpha a de l’importance et une réputation. C’est une promesse de qualité. Sony en est conscient. Il est peu probable que Sony fournisse une camelote quelconque, même si le matériel a été acheté ou qu’il a été développé en interne dans la précipitation. Cela ne doit pas non plus être un mauvais signe pour la configuration à trois objectifs ou l’ambition de Sony. Tout ce que cette démonstration prouve est que l’histoire de Kimio Maki tirant la charrette de l’ornière n’est justement pas plus qu’une simple histoire. Elle comprend un fond de vérité, mais tout ce chassé-croisé technologique soulève une question: pourquoi toute cette manipulation?
Les clients finaux et les développeurs ne sont pas les seuls à profiter de la restructuration de Sony. Sony Mobile a enregistré des pertes pendant des années, dont 940 millions en 2018. Les finances et donc l’image de Sony seront les premiers bénéficiaires de cette mesure.
Sony regroupe la division Mobile très déficitaire avec les divisions Photo, TV et Audio sous le nom de «Electronics Products and Solutions». Comme toutes les divisions de cet ensemble sont rentables, à l’exception de Mobile, Sony peut camoufler intelligemment les pertes de cette dernière.
Prenons les chiffres du deuxième trimestre 2018, étant donné que les chiffres de l’année 2018 ne sont pas encore connus:
Lorsque l’on additionne le tout, le bénéfice final est de 219 800 943,95 + 195 577 982,78 - 267 349 719,58. Autrement dit, les comptables de Sony inscrivent un profit de 148 029 207,15. Les pertes de la division Mobile? Disparues. Voilà qui devrait certainement satisfaire sur le papier les actionnaires et les parties prenantes.
Cela peu donner une marge de manœuvre opérationnelle à la division Mobile et la soustraire à la pression, tout du moins en théorie, car cet aspect financier relève de la spéculation pure. Dans l’idéal, Mobile profitera de cette occasion pour se positionner sur le marché, aiguiser ses atouts et éliminer ses points faibles. Sony a le potentiel pour devenir un acteur majeur sur le marché.
D’un autre côté, il est encore possible que Sony dissolve la division Mobile ou s’en sépare. En effet, même si les téléphones Sony disparaissent du marché, le groupe bénéficie d’une position stable dans ce secteur. Sony Semiconductors continue de produire des capteurs qui sont intégrés dans les smartphones. C’est pourquoi l’entreprise américaine Light a conclu un partenariat avec Sony pour avoir un «accès privilégié» à ses capteurs.
Notons aussi que le licenciement de la moitié des effectifs de l’ancienne division Mobile arrange, sur le papier bien sûr, les affaires financières de Sony. Certains collaborateurs au Japon seront affectés à d’autres divisions. En Chine et en Europe, le personnel sera incité à partir en retraite anticipée. Ce n’est pas tout: Sony souhaite également réduire les ventes de téléphones dans les pays d’Asie du Sud-Est pour se concentrer sur l’Europe et l’Asie de l’Est. Cette volonté laisse deviner quelques éléments, notamment sa position sur le marché. Le marché du Sud-est asiatique est dominé par l’Inde. Comme la demande porte sur des téléphones plus abordables avec de grands écrans, on peut imaginer que les prochains modèles Sony voudront concourir dans la catégorie des flagship.
Ce sera une lutte difficile que Sony pourrait remporter sur l’aspect photo avec un peu d’habileté et de chance.
Journaliste. Auteur. Hackers. Je suis un conteur d'histoires à la recherche de limites, de secrets et de tabous. Je documente le monde noir sur blanc. Non pas parce que je peux, mais parce que je ne peux pas m'en empêcher.