En coulisse

Le vélo en libre-service chinois: un fiasco sur le modèle de la Silicon Valley

David Lee
26/8/2019

Les loueurs de vélos chinois représentaient l’espoir des grandes villes pour lutter contre les embouteillages. Au lieu de cela, ils ont créé une pagaille gigantesque. Le point intéressant dans cette histoire concerne les mécanismes qui ont mené au désastre, car ils présentent beaucoup de points communs avec les entreprises de l’Internet de la Silicon Valley.

À l’origine, cet article devait traiter de la logistique des systèmes de location de vélos. Comment les prestataires font-ils pour qu’il y ait suffisamment de vélos partout en évitant les accumulations excessives à certains endroits? C’est cette question entre autres que je souhaitais creuser.

Mais des photos comme celle-ci le montrent clairement: de toute évidence, la logistique de répartition est encore un problème pour de nombreux prestataires.

Une question très différente s’impose: qu’est-ce qui cloche ici – et pourquoi?

Les systèmes de location sans stations: flexibilité et désorganisation

De ces expériences sont nés les systèmes sans stations. Le vélo est simplement stationné au hasard. Une application permet de le verrouiller et de le déverrouiller et le GPS, de localiser le vélo le plus proche.

Ce n’est pas seulement extrêmement flexible, c’est aussi la porte ouverte au chaos le plus total. Si vous trouviez que les O-Bike encombraient les rues de Zurich, sachez que ce n’est rien par rapport à ce qui s’est produit en Chine en 2017.

Ce ne sont pas des champs de maïs, mais des champs de vélos. La photo a été prise par un drone dans les environs de Shanghai.

La situation de départ en Chine

Cela n’explique toutefois pas la survenue en très peu de temps d’une surproduction massive avec des montagnes de vélos inutilisés.

1er point commun: marché submergé, concurrence balayée

D’innombrables start-up essaient de suivre l’exemple de Google. Très peu réussissent. C’est d’ailleurs le principe. Il s’agit de créer un monopole dans un certain domaine, autrement dit d’éliminer tous les concurrents. Les start-up chinoises du vélo en libre-service ont essayé d’appliquer cette stratégie.

Les prestataires ont inondé les villes de vélos bon marché, pas seulement parce que de nombreux utilisateurs en avaient besoin, mais aussi pour éclipser la concurrence. Pour les usagers, le meilleur prestataire est celui qui a des vélos à tous les coins de rue. À bas coût et toujours disponibles: à l’instar des services Web des start-up qui réussissent.

Si votre concurrent propose déjà de nombreux vélos peu chers, il ne vous reste plus qu’une chose à faire: installer encore plus de vélos à des tarifs encore plus bas. En effet, en Chine, les petites courses sont souvent gratuites et les prix généralement si peu élevés que les systèmes n’auraient jamais pu devenir rentables. Une course n’excède pas quelques centimes, trop peu pour amortir le coût des vélos.

Conséquence de cette stratégie d’inondation du marché: fin 2017, les cyclistes pouvaient à peine se frayer un chemin parmi les vélos dans les rues de Pékin et Shanghai.

2e point commun: l’importance des investisseurs.

Pour atteindre la croissance sans chiffre d’affaires, les start-up ont besoin de soutiens financiers généreux et puissants. Cela vaut aussi bien pour les loueurs de vélos chinois que pour les nouveaux venus dans la Silicon Valley. Pour les bailleurs de fonds, une seule bonne idée rapporte tellement d’argent que cela compense des dizaines ou centaines d’investissements non rentables. Par conséquent, ils n’hésitent pas à investir à grande échelle.

3e point commun: la course aux données

Mais pourquoi donc investir tant d’argent dans un service qui n’est pas rentable? Très probablement, parce que les investisseurs comptent rentrer dans leurs frais indirectement. Google et Facebook l’ont démontré avec brio. Leurs services sont gratuits pour les utilisateurs et pourtant ils gagnent énormément d’argent grâce à la publicité.

Là aussi, le facteur le plus important est la taille de ces acteurs. YouTube affiche plusieurs milliards de vues par jour. Les emplacements publicitaires se vendent en fonction des performances: par millier de vues, clics ou autres indicateurs. Même s’ils sont très bon marché, cela représente beaucoup d’argent pour YouTube. Les médias classiques de taille beaucoup plus modeste ne peuvent pas rivaliser, ils ne gagneraient rien.

Les données sont le deuxième facteur le plus important, surtout quand elles sont associées à la taille gigantesque de ces plateformes. Plus une plateforme accumule de données, plus la publicité est ciblée. C’est en tout cas la promesse faite aux annonceurs.

Bien d’autres aspects peuvent être analysés grâce à ces données: les lieux où les usagers s’arrêtent et font des achats, où les systèmes de feux peuvent être améliorés, où se produisent les accidents, où se trouvent les chantiers, etc. Dans l’esprit des investisseurs, lorsque la possibilité de collecte de données est en place, celles-ci peuvent être monétisées tôt ou tard.

4e point commun: l’absence de réglementation

Il est bien connu que dans la plupart des pays, le Code de la route est moins strict qu’en Suisse – ou que les règles ne sont pas appliquées avec beaucoup de rigueur. Le raz-de-marée de vélos causé par les systèmes sans stations implique que l’État laisse agir ces entreprises plus ou moins librement. Cela n’a pas été le cas en Suisse: les Obike de Singapour ont rapidement été confisqués dans de nombreuses villes.

En Chine aussi, les autorités ont sévi face au chaos toujours plus grand: les interdictions de stationnement pour les vélos se sont multipliées avec des amendes à la clé, y compris pour les prestataires.

Il est clair que moins un marché est réglementé, mieux les start-up disruptives sauront tirer leur épingle du jeu. La circulation cycliste en Chine a été pendant très longtemps largement dérégulée.

La différence évidente

Parmi les start-up californiennes, la concurrence est aussi féroce qu’entre les loueurs de vélos chinois. Les experts estiment que 8 à 9 start-up sur 10 jettent l’éponge dès les premières années. On parle volontiers des success-stories, mais les nombreux échecs tombent dans l’oubli. Aujourd’hui, réussir à vendre sa start-up à un grand groupe est déjà considéré comme un succès.

La grande différence visible entre la Silicon Valley et les start-up du vélo en Chine est que les entreprises californiennes de l’Internet qui échouent ne laissent pas derrière elles des montagnes de déchets. Uber ne possède pas ses propres voitures, Airbnb n’a pas ses propres logements. Elles se considèrent comme des prestataires de services purs.

Ces montagnes de ferraille doivent nous rappeler à quel point cette logique de marché à laquelle nous nous sommes habitués est en réalité complètement absurde.

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Mon intéret pour l'informatique et l'écriture m'a mené relativement tôt (2000) au journalisme technique. Comment utiliser la technologie sans se faire soi-même utiliser m'intéresse. Dans mon temps libre, j'aime faire de la musique où je compense mon talent moyen avec une passion immense. 


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