Un photographe suisse poursuit Shutterstock en justice
En coulisse

Un photographe suisse poursuit Shutterstock en justice

Des voleurs en ligne ont dérobé des séquences prises par Stefan Forster et les vendent sur Shutterstock. Le photographe ne s’en est rendu compte que lorsqu’il a vu ses images dans un reportage de la SRF, alors qu’il n’avait jamais accordé de licence à cet effet. Si ce cas a rapidement été résolu, Forster s’est heurté à Shutterstock.

Le photographe et cinéaste suisse Stefan Forster filme des séquences impressionnantes de paysages naturels. Certaines sont apparues dans des productions prestigieuses comme Planète Terre III et Notre planète. Les médias tels que la BBC et Netflix paient des droits de licence élevés pour des images de première qualité considérées comme rares. Mais il y a trois ans, Forster voit soudain ses séquences vidéo dans l’émission Einstein de la télévision suisse alémanique SRF, alors qu’il n’avait pas donné son accord.

Les séquences de Forster montrant l’effondrement d’un glacier atterrissent dans une émission de la SRF sans qu’on l’en ait informé.
Les séquences de Forster montrant l’effondrement d’un glacier atterrissent dans une émission de la SRF sans qu’on l’en ait informé.
Source : Stefan Forster / capture d’écran SRF

Il demande des explications et découvre que la société de production responsable, mobyDOK, avait acquis les clips légalement auprès de Shutterstock, une banque d’images et de vidéos américaine. Le problème, c’est que Stefan Forster n’y a jamais publié ses séquences. Une autre personne avait téléchargé des vidéos depuis sa chaîne YouTube, les a soigneusement découpées en clips avant de les téléverser sur la plateforme et a ainsi réalisé un profit sans que Forster ne perçoive des droits d’auteur. Le photographe a ainsi retrouvé plus de 130 clips de ce type sur Shutterstock, vendus à bas prix. « Certains étaient déjà marqués comme des ventes à succès », dit-il.

MobyDOK est tout aussi surprise. L’entreprise berlinoise s’est déclarée choquée lorsqu’elle a eu vent de cette affaire. Elle a payé sans hésitation une facture de licence de 1200 francs suisses qui lui a été adressée ultérieurement. Forster ne blâme ni la SRF ni mobyDOK. « Ils pensaient avoir acheté légalement les séquences et en sont eux-mêmes des victimes », a-t-il déclaré.

Pour Forster, le périple ne fait que commencer.

Des droits de licence ultérieurs sont possibles en Suisse

Le photographe découvre rapidement que les voleurs se trouvent dans des pays où ils ne peuvent pas être poursuivis en justice. Il exige de Shutterstock qu’elle retire son matériel de sa plateforme, et il souhaite obtenir une liste des acheteurs, afin de pouvoir réclamer ultérieurement des droits de licence, comme pour mobyDOK.

Je veux que Shutterstock me fournisse une liste d’acheteurs, auxquels je facturerai des droits d’auteur réels.
Stefan Forster, photographe et cinéaste

La Suisse autorise une demande rétrospective, comme le confirme Martin Steiger, avocat et spécialiste du droit dans l’espace numérique : « Il est possible d’entamer une procédure contre le fournisseur et les utilisateurs de l’image. Cela dit, les utilisateurs se montrent peu compréhensifs, car, à leur connaissance, ils ont acquis une licence pour ce matériel. Mais d’un point de vue juridique, cela ne doit pas freiner le photographe. »

Selon Martin Steiger, les propriétaires d’œuvres visuelles doivent pouvoir prouver qu’ils en possèdent toujours les droits. « De nombreux photographes cèdent partiellement leurs droits, à des agences photo, notamment. » Or, ce n’est pas le cas de Stefan Forster. « Je ne fais jamais appel à des agences, je vends mon travail moi-même. »

Que vaut une image de qualité ? Si les parties ne parviennent pas à se mettre d’accord, la décision revient à un tribunal.
Que vaut une image de qualité ? Si les parties ne parviennent pas à se mettre d’accord, la décision revient à un tribunal.
Source : Stefan Forster

Les parties ne se mettent pas toujours d’accord aussi rapidement que Stefan Forster et mobyDOK sur le montant des droits de licence. En cas de doute, un tribunal finira par trancher. Selon Martin Steiger, c’est là qu’apparaissent les mauvaises surprises : « Les photographes doivent s’attendre à ce que leur matériel photographique n’ait pas forcément la valeur économique qu’ils prétendent. Leurs estimations ne sont pas toujours réalistes. »

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De gros obstacles lors de plaintes internationales

Afin de faire retirer les photos volées de la plateforme, Stefan Forster dépose un signalement officiel auprès de Shutterstock pour violation du droit d’auteur. Conformément à la loi américaine Digital Millennium Copyright Act (DCMA), il doit prouver dans chaque cas qu’il est l’auteur des séquences. C’est ce qu’il fait, mais il doit attendre deux mois pour que les clips soient retirés de la plateforme. Il fait plusieurs demandes par écrit, mais il ne reçoit aucune liste d’acheteurs. Il confie donc l’affaire aux avocats de l’agence allemande Photoclaim, spécialisée dans le droit d’auteur. Celle-ci dépose une plainte.

Le tribunal du Land de Berlin donne finalement raison au photographe. Shutterstock est responsable du fait que les vendeurs actifs sur sa plateforme possèdent les droits d’auteur du matériel proposé. L’entreprise reçoit une injonction provisoire et une facture pour les frais de procédure. « Heureusement, jusqu’ici, les frais d’avocat étaient pris en charge par Photoclaim », explique Forster. Il a payé lui-même les frais de justice et la traduction de l’injonction provisoire.

Appliquer un jugement au niveau international ne vaut pas toujours la peine. Tout dépend de la somme en jeu.
Martin Steiger, spécialiste en droit dans l’espace numérique

Hélas, le jugement n’est pas appliqué. Depuis, selon Forster, silence radio du côté de Shutterstock. Le groupe ne répond plus ni aux emails ni aux courriers. Les factures restent ouvertes. « Et ne parlons même pas d’une compensation pour la diffusion illégale de mes œuvres. » Pour cela, il faudrait qu’il dépose une autre plainte. Martin Steiger connaît ce genre de problèmes. Les créances pécuniaires conformément à un jugement allemand définitif sont certes exécutables, mais les litiges internationaux peuvent s’avérer coûteux et compliqués. Appliquer un jugement au niveau international n’en vaut pas toujours la peine. Tout dépend de la somme en jeu.

En tant que marché destiné aux personnes créatives, Shutterstock compte sur l’intégrité des utilisateurs lors de leurs soumissions sur la plateforme.
Porte-parole de Shutterstock

La rédaction de Digitec Galaxus a donné à Shutterstock l’occasion de répondre. Une porte-parole de l’entreprise a fait le commentaire suivant : « En tant que marché destiné aux personnes créatives, Shutterstock compte sur l’intégrité des utilisateurs lors de leurs soumissions sur la plateforme. Ils garantissent à Shutterstock qu’ils possèdent tous les droits nécessaires lorsqu’ils soumettent du contenu. » En cas de signalement de violations des droits d’auteur, Shutterstock retire le contenu dans les plus brefs délais. Si les infractions se répètent, les comptes concernés sont bloqués. Les questions propres au cas de Stefan Forster sont restées sans réponse. On ignore pourquoi il n’a reçu ni liste d’acheteurs ni dédommagement.

Risque ou visibilité ?

Stefan Forster est déçu par le comportement de Shutterstock. Il trouve que la charge de la preuve ne devrait pas lui revenir : « Pour moi, en tant que victime, il était difficile de faire enlever le matériel. Et apparemment, on peut créer un compte en quelques minutes et vendre des images et des vidéos volées sans que personne ne fasse aucune vérification. »

Stefan Forster investit beaucoup de temps et d’argent pour ses clichés pris dans la nature. Pour les pros, cette activité ne vaut la peine que si elle est rémunérée.
Stefan Forster investit beaucoup de temps et d’argent pour ses clichés pris dans la nature. Pour les pros, cette activité ne vaut la peine que si elle est rémunérée.
Source : Stefan Forster

Le vol d’images est un gros problème pour les photographes professionnels de paysages et de nature. Produire des images comme celles de Stefan Forster peut être extrêmement coûteux : expéditions, journées passées à attendre le moment parfait, déduction des équipements perdus comme les drones sont autant d’éléments qui nécessitent un certain budget. « Les prises de vue de l’effondrement du glacier m’ont coûté au moins 20 000 francs, que j’ai payés de ma poche », explique le photographe. Pour que cela en vaille la peine, il facture un minimum de 3000 francs pour un clip de 10 secondes. Il peut le faire parce que son matériel visuel est rare et qu’il n’est pas proposé à bas prix sur les agences de stock.

Pour être vu par les médias en tant que photographe ou cinéaste, il faut avoir de la portée.
Stefan Forster, photographe et cinéaste

A-t-il commis une erreur en téléchargeant ses films sur YouTube ? « Non, on ne peut pas faire autrement à l’heure actuelle. » Pour être reconnu en tant que photographe ou réalisateur, il faut avoir une audience : « Les recruteurs des grands groupes de médias et des agences de publicité passent des heures sur YouTube, à la recherche de matériel de qualité. Il faut y être présent pour être visible. » Ce n’est qu’après avoir cultivé ses relations professionnelles pendant des années de travail relationnel qu’il a acquis des contacts directs.

Et pas question de téléverser des vidéos de mauvaise qualité. « Une vidéo en résolution 720p n’intéresse personne. » Il limite la résolution des photos sur son site web à 1800 pixels de côté pour qu’elles soient un peu plus difficiles à vendre illégalement. Par ailleurs, il utilise les filigranes sur les films qu’il publie sur YouTube, mais ils sont peu esthétiques et plutôt inutiles. En fin de compte, il doit se vendre tout en se protégeant des vols.

Stefan Forster aimerait qu’il y ait des précédents

Digitec Galaxus utilise aussi des images de Shutterstock. Pour certains thèmes, les produire nous-mêmes serait impossible, et les commander coûterait trop cher. Quant à la SRF, elle indique qu’elle continue également à utiliser du matériel d’agences de stock comme images symboliques. MobyDOK écrit également que ce matériel est souvent indispensable : « Nous produisons des films dont les thèmes couvrent plusieurs régions. Nos récits nécessitent des images que nous ne pouvons pas tourner nous-mêmes. »

Stefan Forster comprend tout à fait cette situation. « On ne peut pas tout acheter ou commander directement aux artistes, ce n’est pas réaliste. » Le photographe conseille tout de même à ses collègues d’éviter les agences à bas prix comme Shutterstock. « Notre travail vaut mieux que ça. » Malheureusement, ce combat est perdu d’avance. En effet, outre les professionnels, ce sont surtout les photographes amateurs qui inondent le marché avec des images parfois de très bonne qualité. « Ils ne se soucient généralement pas de la mauvaise rémunération, car ils n’en dépendent pas financièrement. Ils veulent simplement voir leur nom sous la photo. »

Pour Forster, ce sont surtout les agences de photos qui ont des obligations à remplir. Elles doivent assumer leurs responsabilités et inverser l’obligation de preuve : « Je pense que des entreprises comme Shutterstock devraient exiger des téléverseurs qu’ils prouvent qu’ils sont les auteurs légitimes, par exemple en fournissant le fichier RAW. »

Des voleurs en ligne ont vendu illégalement les œuvres de Forster sur Shutterstock. Jusqu’à présent, le photographe n’a pas reçu de liste des acheteurs ni même de dédommagement de la part de la plateforme.
Des voleurs en ligne ont vendu illégalement les œuvres de Forster sur Shutterstock. Jusqu’à présent, le photographe n’a pas reçu de liste des acheteurs ni même de dédommagement de la part de la plateforme.
Source : Stefan Forster / Capture d’écran Shutterstock

Stefan Forster ne croit pas que Shutterstock augmentera volontairement les obstacles pour les voleurs. « Ces agences n’ont aucune raison de le faire. Elles profitent de la vente de matériel volé. » Les forums comme Reddit grouillent de témoignages comme celui de Forster. Pour faire bouger les choses, il souhaite des précédents juridiques. « Il faudrait des amendes douloureuses pour que ces entreprises changent d’avis. »

Stefan Forster ne créera probablement pas un tel précédent. Son avocat lui a recommandé de stopper la procédure. D’autres plaintes n’en vaudraient pas la peine. « La réalité m’a dépassé », résume le photographe suisse. Il ne regrette pas ses efforts : « Je voulais faire valoir mes droits. »

Photo d’en-tête : Stefan Forster

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Mon empreinte digitale change régulièrement au point que mon MacBook ne la reconnaît plus. Pourquoi ? Lorsque je ne suis pas assis devant un écran ou en train de prendre des photos, je suis probablement accroché du bout des doigts au beau milieu d'uneparoi rocheuse. 


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