
En coulisse
7 questions et réponses sur DeepSeek
par Samuel Buchmann
Un regard sur le passé montre que les nouvelles technologies sont d’abord soit naïvement acclamées et surestimées, soit détestées. Ce n’est qu’ensuite que se développent différentes nuances. Cela peut-il nous servir de leçon pour le présent et le futur proche?
Les voitures étaient interdites dans le canton des Grisons pendant 25 ans. Non, pas que sur les routes spéciales du Parc National ou dans le centre-ville de Coire, mais en général. Entre 1900 et 1925, les voitures n'étaient tout simplement pas autorisées dans les Grisons.
Au milieu des années 80, l'hebdomadaire de gauche «WoZ» (Die Wochenzeitung) a été confronté à des débats animés. Le sujet: faut-il utiliser des ordinateurs ou non? Le WoZ ne s’est certes rien interdit, mais dans ces querelles (en allemand), des grenades rhétoriques telles que «le caractère violent systémique de la technologie informatique» ont été lancées et la rédaction a eu le plaisir douteux de traiter avec un «groupe d'action contre la domination informatique».
Deux exemples suisses de réactions négatives face aux nouvelles technologies que nous qualifions d’extrêmes aujourd'hui. Rien de plus simple et de plus tentant que de les trouver ridicules. Mais qui dit que le point de vue d'aujourd'hui est toujours le bon? Si ça se trouve, dans 20 ans, les gens se moqueront des réserves émises aujourd'hui quant à la collecte de données. Ou vont-ils au contraire trouver scandaleux que nous l’ayons si facilement acceptée? Dans 20 ans, les opinions moyennes d'aujourd'hui pourront sembler complètement grotesques, naïves ou fondamentalistes. Seul l’avenir nous le dira.
Il en va de même dans l’autre sens: certaines personnes ont des attentes excessivement optimistes pour l'avenir. Tout dépend de l'esprit du temps. Dans les années 60, la majorité était convaincue que le progrès technique rendrait très rapidement le monde bien meilleur: plus de prospérité, plus de justice, plus de plaisir, moins de maladies. Il y avait suffisamment de raisons d'être optimiste. Des inventions telles que la pilule contraceptive ont rendu possible l'émancipation des femmes et d'autres avancées sociales. Les voyages dans l'espace, en particulier l'atterrissage sur la lune, ont conduit à des utopies avec des voitures volantes et des maisons sur Mars. Les inconvénients du progrès, comme la dégradation de l'environnement, n'étaient pas encore connus ou ont complètement été oubliés dans la jubilation générale.
Sur la sous-page RetroFuturism de Reddit, vous pouvez voir comment les personnes imaginaient l’avenir autrefois. Vous avez le droit de vous moquer.
De telles images postées sur Reddit pourraient bien sûr aussi être fausses: des dessins faits aujourd’hui, mais stylisés à l'ancienne. En regardant ces publicités, on sait tout de suite qu'il s'agit de parodies:
À partir des années 90, la croyance naïve dans le progrès s'est surtout manifestée en bourse. Mais certains entrepreneurs ne voulaient pas se fier à la bonne foi des investisseurs et ont préféré utiliser des astuces, comme Comroad (en allemand). Après l'explosion de la bulle du dot.com, la biotechnologie a continué sur la même lancée. En 2003, Elizabeth Holmes, alors âgée de 19 ans, a fondé l’entreprise Theranos, qui a mis au point une nouvelle méthode d'analyse sanguine, ou a du moins donné l'impression de le faire. En 2013, Theranos avait une valeur en bourse de 9 milliards de dollars. Aujourd'hui, l'entreprise est au bord de la faillite.
Les nouvelles technologies provoquent l'incertitude et la peur chez certains, l'euphorie chez d'autres. Les deux camps ont naturellement le sentiment que leur réaction est la bonne. Pour la partie opposante, les personnes enthousiastes sont naïves et imprudentes. Pour les partisans, ceux qui s’y opposent sont arriérés, sans imagination ou même conservateurs.
Seul le cours de l'histoire montre quelle est la bonne réaction. Et il s'avère souvent que tout le monde avait raison. Y’a-t-il une façon intelligente de gérer les nouveautés? Une attitude de base qui nous empêcherait de nous tromper complètement sur l'inconnu?
Celui qui dit que les nouvelles technologies sont quelque chose de bien, mais que tout le monde ne comprend pas ça tout de suite, se simplifie un peu trop la vie. La voiture, pour s'en tenir à l'exemple, n'est pas juste «quelque chose de bien». Les voitures tuent des gens, ruinent le paysage, font du bruit, participent au réchauffement climatique. Les ordinateurs n'ont eux non plus pas seulement amélioré nos vies. Je me demande par exemple pourquoi tout le monde est plus stressé quand les ordinateurs font (soi-disant) tout plus efficacement et plus rapidement.
Une autre phrase que j'entends souvent: les nouvelles technologies élargissent les possibilités dans le sens positif tout comme dans le sens négatif. Elles ne sont donc pas bonnes ou mauvaises en soi, mais neutres. L'exemple habituel: la technologie nucléaire. Elle peut aussi bien être utilisée pour les bombes atomiques que pour la production d'électricité.
C'est aussi un peu trop facile pour moi. La technologie nucléaire n’a pas que des avantages non plus dans la production d'électricité, le négatif l'emporte donc nettement sur le positif. De l’autre côté, il y a des réalisations telles que le système d'approvisionnement en eau, qui sont clairement positives. L'eau courante n'était pas une innovation controversée, même les groupes les plus conservateurs ne s'y sont pas opposés.
Les nouvelles technologies n'augmentent pas les possibilités de la même manière pour tout le monde. Certains groupes en profitent plus que d'autres. Un point important est donc de savoir à qui profite une nouvelle invention. C'était en fait la question principale des discussions sur les ordinateurs de WoZ. Certains voyaient surtout les ordinateurs comme un instrument avec lequel les personnes puissantes pourraient devenir encore plus puissantes. Les fonctions de surveillance ont également été thématisées, tout comme les sociétés monopolistiques qui en résultent et la division du travail consolidée à l'échelle mondiale.
Ces critiques sont d'une actualité surprenante quand on pense par exemple à Google ou Facebook. Cependant, l'idée qu'on puisse arrêter une telle évolution en la boycottant est tout simplement irréaliste.
Au début du 20e siècle, seule une petite et riche minorité semblait utiliser les voitures. L'interdiction de circuler dans le canton des Grisons était démocratiquement légitimée: elle a été confirmée lors de plusieurs référendums, la première fois avec une incroyable majorité de 84%. Le vote de 1925 était relativement serré – les partisans ont probablement gagné en vue de la croissance du tourisme.
L'Internet a fortement modifié les rapports de force et continue de le faire. Certains de ces changements étaient en faveur de plus de justice et de plus d’égalité, d'autres dans la direction opposée. Exemple: (presque) tout le monde peut publier des choses sur Internet. La pluralité des médias augmente, les opprimés ont une voix. D'autre part, l'attention se concentre sur quelques plateformes dans le monde entier. Le nombre d'entreprises de médias économiquement viables est en baisse.
L'Internet tend fortement vers la formation de quasi-monopoles. Par exemple, il y a beaucoup de messageries instantanées, mais tout le monde utilise celle que les autres utilisent. Donc, pour des raisons pratiques, seul Whatsapp est une option, même s'il existe en théorie mieux. La situation est la même pour les médias sociaux: plus il y a de membres, plus ils sont attrayants, et plus ils attirent de nouveaux membres. Un autre exemple: quand je fais de la publicité pour quelque chose, je le fais là où elle atteint le plus de gens, donc sur Google ou Facebook.
En fait, je trouve qu’en tant qu'utilisateur, les quasi-monopoles sont pratiques: je ne dois pas tout faire deux ou trois fois et je sais toujours où trouver la bonne offre. Le problème, c’est la concentration du pouvoir dont peut abuser l'entreprise (ou l'État) concernée.
Les normes ouvertes peuvent ici être utiles. Tout le monde utilise les mêmes choses pour les e-mails ou les SMS. Mais ces moyens de communication ne sont pas réservés à une seule entreprise. En théorie, les messageries instantanées pourraient aussi utiliser un protocole uniforme. Un réseau social pourrait être organisé sous la forme d'une coopérative appartenant à ses membres. Étant donné que la valeur de la plateforme dépend principalement des contributions des utilisateurs, l'idée coule de source. Mais difficile de savoir comment la mettre en pratique.
Le progrès technique ne tombe pas du ciel. Il arrive que ce soit une coïncidence et qu'un scientifique fasse une découverte importante. Les inventions sont aussi une question de chance. Mais lorsqu'il s'agit de mettre une application concrète sur le marché à partir d'une nouvelle découverte – c'est ce que j'entends par «innovation» – alors rien n'est laissé au hasard. Ce qui est susceptible de rapporter beaucoup d'argent, ce qui peut être utilisé à des fins militaires ou ce qui renforce le pouvoir de la multinationale sera mis en œuvre. L'innovation oriente le monde dans une certaine direction.
L'exemple qui me vient à l'esprit est la tendance actuelle à tout mettre dans le cloud. C’est certes pratique et utile dans de nombreux cas, mais nous sommes en réalité littéralement obligés de le faire. Je ne trouve pas toujours le cloud le plus pratique et le plus sûr. Techniquement, il n'y aurait aucun problème à synchroniser localement les données entre le smartphone, le PC et d'autres appareils. Ce ne serait pas un problème pour Apple, Google ou Microsoft de développer une solution qui sécuriserait et automatiserait tout cela. Mais aujourd'hui, le moyen le plus simple de passer du smartphone au PC, c’est Internet, même si les deux appareils ne sont distants que de quelques centimètres. Ce n'est pas parce que les utilisateurs le veulent, mais parce que ces grandes entreprises le veulent.
Dans la Silicon Valley, les idées de start-up à caractère perturbateur sont celles qui rencontrent le plus de succès. La perturbation n'est pas tant une question de progrès technique, mais de révolution: un marché traditionnel avec des milliers d'entreprises et des millions d'emplois doit être attaqué et remplacé par une seule entreprise. Au lieu de milliers de magasins de CD, il n'y a plus que l'iTunes Store. Au lieu de milliers de compagnies de taxi, il n'y a plus qu’Uber. Au lieu de milliers d'hôtels et de chaînes hôtelières, il n'y a plus qu'Airbnb.
Il n'est pas nécessaire d'être rétrograde ou de n’avoir aucune idée de la technique pour trouver cela problématique. On lit souvent: «C'est de leur faute, ils n'avaient qu'à se développer davantage». Selon cette logique, les indigènes d'Amérique sont aussi responsables de leur propre extinction. Ils auraient dû fabriquer de meilleures armes!
Si vous êtes le seul à ne pas vouloir suivre une tendance, vous pouvez même en faire un business. Ou au moins essayer. L'histoire du «lieu sans radiation» Soubey en est un parfait exemple.
Soubey est une commune isolée du Jura. Cet endroit, où pratiquement personne ne vit, n'a longtemps pas eu d’antenne de téléphonie mobile. Soubey a tout fait pour rester loin du progrès.
En 2009, le maire de l'époque a tenté de faire de la nécessité une vertu. Il voulait transformer le village en une oasis sans radiations de téléphonie mobile et ainsi exploiter une niche touristique. Il a fait mesurer l'exposition aux radiations et les conditions étaient presque parfaites. Le projet est malheureusement tombé à l’eau à cause de la résistance des habitants. Ils ont préféré passer des appels téléphoniques mobiles plutôt que d'être envahis par des armées de personnes ne supportant pas les radiations. Même si les choses ne se sont pas passées comme prévu dans ce cas, les zones rurales peuvent souvent utiliser leur «retard» pour le tourisme, tout en faisant attention que ce ne soit pas exactement ça qui détruise l'idylle.
Dans les grandes villes aussi, il y a des zones où l’on refuse le progrès technique et qui permettent à certaines personnes de gagner de l’argent. Lorsqu'un marché rétrécit à cause du progrès ou d'un changement, les principaux opérateurs font faillite ou sont actifs ailleurs. Mais comme le marché ne disparaît pas complètement, il devient intéressant pour les petits opérateurs de niche. Les magasins de disques ou les magasins de photographie spécialisés dans les films photo, les barbiers, les cordonniers ou les magazines de conception élaborée qui n'apparaissent que sous forme imprimée: ces marchés existent toujours, mais ils sont beaucoup plus petits qu'avant.
Vous ne pouvez pas décider vous-même si vous voulez une nouvelle technologie ou non. Si, à l’époque, le WoZ avait décidé de ne pas utiliser d'ordinateurs, cela n'aurait pas du tout entravé le développement des ordinateurs, mais plutôt celui du journal. Nous avons un smartphone et utilisons des services Internet que nous n'aimons pas forcément. Mais nous savons que nous nous faisons nous-mêmes du tort si nous nous y opposons.
Celui qui n'est pas d'accord avec quelque chose ne peut pas se contenter de jouer l'ermite. Chacun devrait se demander quel genre de progrès il veut (et ne veut pas). C'est une question politique. Les entreprises de technologie le nient parfois. Mais l'affirmation «vous n'interviendrez pas» est déjà en soi de la politique. C'est ce que montre le fait que Google a investi 18 millions de dollars dans le lobbying américain l'année passée (en anglais) – soit plus que n’importe quelle autre entreprise. L'alunissage était avant tout un acte politique. Les Russes étaient leaders dans le domaine de l’aéronautique, et les États-Unis ne pouvaient pas le tolérer parce qu'ils devaient prouver que l'Occident avait le meilleur système politique. Ce petit délire a coûté 120 milliards de dollars (après ajustement pour l'inflation).
Les opinions des soi-disant profanes peuvent être aussi précieuses que celles des experts. Je n'ai par exemple pas besoin de connaître tous les détails sur Android pour penser à l'impact social des smartphones. Je n'ai pas besoin d'être ingénieur pour me faire un avis sur Facebook. C’est justement pour Facebook qu’on peut se poser les questions suivantes: de quel domaine spécialisé s'agit-il? Les points vraiment importants ne concernent-ils pas la sociologie et l'économie plutôt que l'informatique?
L'équation «technophobe = crétin» ne tient pas la route. C'est plus compliqué que ça. Les discussions sur la technologie ne portent pas seulement sur qui en sait le plus. Le scepticisme fondamental, même de la part des laïcs, peut être justifié. De toute façon, il n'y a pas de vérité objective. Les nouvelles technologies n'apportent généralement que des avantages pour certains groupes, mais des inconvénients pour d'autres. Il est vrai que le progrès ne peut être arrêté. Cependant, les technologies peuvent être retardées et limitées, tout est question de tactique.
Mon intéret pour l'informatique et l'écriture m'a mené relativement tôt (2000) au journalisme technique. Comment utiliser la technologie sans se faire soi-même utiliser m'intéresse. Dans mon temps libre, j'aime faire de la musique où je compense mon talent moyen avec une passion immense.