
Test de produit
L’édition collector de « Ghost of Yotei » vaut-elle le coup ?
par Domagoj Belancic

Quelque part entre les téléchargements Steam et les patchs day one, nous avons perdu quelque chose d’important : les pages d’une notice de jeu crissant sous nos doigts.
Nous avons tendance à idéaliser le passé : les Frosties de Kellogg’s avaient meilleur goût dans notre enfance, les comédies étaient plus drôles et la musique plus authentique. Bref, tout était mieux avant. La plupart du temps, cette ineptie ne résiste pas à un examen objectif.
Il y a cependant des exceptions ! Avant, les jeux vidéo avaient des manuels et c’était bien mieux.

Le jeu vidéo est un médium relativement jeune. Tennis for Two, considéré comme le premier jeu vidéo de l’histoire, est paru en 1958. Ça remonte tout de même, mais par rapport au film (Une scène au jardin de Roundhay, 1888) et au livre au sens moderne du terme (Twilight Le Sūtra du Diamant vers 868 apr. J.-C.), l’animation des pixels est très récente.
La commercialisation n’a d’ailleurs commencé qu’à la fin des années 1970. Et lorsque les premières consoles de salon ont débarqué dans les foyers et les chambres d’enfants, l’électronique grand public était encore un territoire inconnu. Les règles tacites des jeux vidéo que nous connaissons aujourd’hui intuitivement n’étaient pas encore établies à l’époque. Cela peut paraître surréaliste, mais tout le monde ne savait pas automatiquement quoi faire en insérant Super Mario Bros. dans sa NES en 1985.
L’écran s’allume... mais que faire ? Un champignon difforme semble tituber en direction d’un Italien bedonnant à la moustache digne d’un porno. Aujourd’hui, c’est différent. Pas du tuto, pas de « Appuie sur A pour sauter », nada.

Même l’aspect des manettes était aléatoire à l’époque. On trouvait des joysticks, des croix directionnelles et toutes sortes d’inventions exotiques. Au milieu des années 1980, personne ne savait ce qui allait finalement s’imposer.
Conséquence logique : les notices de jeux. Les manuels n’étaient pas juste un supplément sympa, ils étaient essentiels pour faire connaître ce jeune médium à une clientèle inexpérimentée. De cette nécessité est né quelque chose de merveilleux. Les développeurs se sont rendu compte qu’un manuel pouvait être bien davantage que des consignes arides. Ça pouvait être de l’art. Ou presque.
En 1994, j’ai passé mes vacances d’été à Campiglia Marittima, en Toscane. Comme l’année précédente. Et comme l’année précédente, j’appréhendais ces deux semaines dans ce bled situé à cinq kilomètres de la mer et dont la moyenne d’âge était de 127 ans.
Mes jérémiades ont porté leurs fruits et, au début des vacances, ma mère m’a fait la surprise de m’offrir The Legend of Zelda : Link’s Awakening sur Game Boy. La première aventure portable de Link était grandiose, révolutionnaire et épique. C’est l’un des meilleurs jeux pour la console portable culte de Nintendo. Léger problème cependant : j’avais une Game Gear et non une Game Boy. Le niveau d’absurdité est digne de M. Night Shyamalan.
Après avoir surmonté ma déception et accepté de ne pas pouvoir lancer la cartouche sur la console concurrente par la seule force de ma pensée, je me suis contenté de la meilleure alternative : poncer le manuel.

Le monde de Link’s Awakening m’est demeuré inaccessible, mais les quelque 30 pages de la notice de jeu m’ont permis d’entrevoir cette aventure. Détaché du jeu, j’ai vécu ma propre histoire à partir de bribes d’intrigue, de la description des objets et des portraits des personnages.
Pourquoi Link s’est-il échoué sur l’île Cocolint ? Qu’est-ce que c’est que cette poudre magique ? Qui est ce type qui ressemble à Mario ? Et pourquoi y a-t-il de la paille ici ? Mon imagination a répondu à trois de ces quatre questions, ce qui n’aurait jamais été possible sans la notice.

Cette obsession n’est probablement pas une expérience universelle, mais elle illustre la manière dont les manuels sont devenus le prolongement des jeux. Ils ont élargi l’univers, donné du contexte et fait d’un simple synopsis un monde crédible.
Le jeu et sa notice s’envisageaient comme une unité, une œuvre d’art totale. Je pouvais passer mon temps à feuilleter les carnets, admirer les illustrations et me projeter. Un peu comme des préliminaires, quoi.
La notice de Link’s Awakening était riche, mais assez classique par rapport aux autres jeux. Nintendo n’a toutefois jamais manqué d’idées, comme l’a montré le manuel de F-Zero, assorti d’une bande dessinée entière.

Lucas Arts offrait de son côté à Indiana Jones et le Tombeau de l’empereur un supplément aux airs de journal intime d’Indiana Jones, tandis que le guide de GTA Vice City se présentait comme un guide de voyage contenant une page de publicité avec plusieurs boutiques et marques issues du jeu.

Les carnets fournissaient du lore en quantité. J’ai passé des années à me demander pourquoi Vega portait un masque de fer dans Street Fighter II, jusqu’à ce que le manuel me révèle que ce gros prétentieux l’utilisait pour protéger son visage.

Mention spéciale à Working Designs : l’éditeur américain a fait de la création de notices une discipline olympique et a mis un point d’honneur à se surpasser. Lunar : Silver Star Story Complete, Lunar 2 : Eternal Blue Complete et Arc The Lad Collection ont tous bénéficié d’une notice prenant la forme d’un mini livre relié avec couverture cartonnée et tout le tintouin. On y trouvait non seulement des conseils et des astuces, mais aussi des interviews des développeurs, des anecdotes sur le making-of, des croquis et parfois même des blagues et des easter eggs.
Ces manuels avaient une valeur de production supérieure à certains titres AAA actuels.

Les adeptes de jeux PC avaient encore plus de chance. Les grandes boîtes en carton offraient suffisamment d’espace pour accueillir des manuels aussi volumineux que des romans. En plus, il y avait souvent des cartes en tissu, des protections de clavier et des gadgets qui faisaient office de protection contre la copie.

Ce dernier point mériterait un article à part entière, mais peut-être qu’un de mes collègues fans de disquettes (allez Phil, on te regarde) s’y collera.
Bref, ces boîtes étaient de véritables pochettes surprises. On n’achetait pas seulement un jeu, on achetait une expérience et le déballage était un rituel sacré.
La génération 7 (PS3, Xbox 360, Wii) a marqué le début de la fin. En 2011, EA a annoncé qu’il renonçait complètement aux notices papier. D’autres éditeurs lui ont rapidement emboîté le pas. Les 40 pages se sont réduites à une peau de chagrin, jusqu’à devenir un pauvre bout de papier noir et blanc proche d’une notice d’ibuprofène.
La 8e génération (PS4, Xbox One, Switch) a enfoncé le dernier clou du cercueil. Les nouveautés comportent au mieux un avertissement furtif ou un code d’accès en ligne. Pas besoin de se demander pourquoi : l’impression coûte cher et les tutos in-game ont supplanté les notices.

Le lore, les biographies des personnages et les descriptions d’objets se sont numérisés, de sorte qu’un bout de papier n’a plus vraiment de raison d’être. Du moins du point de vue des éditeurs.
En 2025, le manuel de jeu est de facto mort. Limited Run Games, iam8bit et d’autres éditeurs indépendants engagés dans la préservation d’éditions physiques ajoutent parfois des manuels à leurs nouveautés. Les grands éditeurs dotent parfois leurs éditions collector déjà hors de prix d’un artbook... pour la modique somme de 200 francs supplémentaires, bien sûr.
À part ça, cette forme d’art a largement disparu aujourd’hui et je trouve cela dommage.
Le numérique est plus efficace, c’est indéniable, mais on a perdu une part de magie : feuilleter le mode d’emploi sur le chemin du retour, l’impatience qui s’installait à la lecture des descriptions des personnages et, dans une certaine mesure, l’illusion (naïve) que les jeux vidéo étaient d’abord faits pour nous divertir. Et non pas pour financer les bonus obscènes de PDG sociopathes. Oui, oui, je parle de toi Bobby Kotick.
Tout ça, c’est terminé.
Comme je l’ai déjà dit en introduction, je ne souscris guère à la rengaine du « c’était mieux avant ». Le paysage du gaming n’a jamais été plus diversifié, accessible ou démocratique qu’aujourd’hui. Ce n’est pas parce que nous nous contentions de moins à l’époque que c’était automatiquement mieux.
Même si les manuels étaient vraiment mieux. Ces petites œuvres d’art témoignaient de l’attention que les développeurs nous portaient et formaient un lien physique avec un monde virtuel. Ils transformaient un produit en expérience et soulignaient le fait qu’un jeu était bien plus qu’un logiciel de divertissement.

Mais comme on dit, tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. La renaissance du vinyle a montré que la nostalgie et l’expérience tactile étaient rentables. Les ventes de cassettes sont récemment reparties à la hausse et les Polaroid n’ont après tout jamais vraiment disparu.
Peut-être assisterons-nous bientôt au grand retour des manuels de jeu. Ou peut-être ferons-nous la paix avec la disparition inéluctable de tout ce qui est matériel. Comme l’a si bien dit l’écrivain Marcel Proust : « c’est toujours l’attachement à l’objet qui amène la mort du possesseur. »
Mais bon, il n’a jamais eu le manuel de Link’s Awakening entre les mains... Qu’est-ce qu’il en sait, au juste ?
Au début des années 1990, mon frère aîné m’a légué sa NES avec le jeu « The Legend of Zelda», déclenchant ainsi une obsession qui perdure encore aujourd’hui.
Vous lirez ici une opinion subjective de la rédaction. Elle ne reflète pas nécessairement la position de l’entreprise.
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