De gauche à droite : Arno Justus, Philomena Schwab, Micha Stettler, Markus Rosse, Roger Winzeler.
En coulisse

Making-of de «Nimbatus»: «On ne devient pas développeur de jeux vidéo pour l'argent»

Philipp Rüegg
15/2/2019
Traduction: Sophie Boissonneau

«Nimbatus – The Space Drone Constructor» est la toute nouvelle œuvre prometteuse venue d'un studio suisse. Combien de travail, de sueur et de temps faut-il pour créer un jeu, de la première étincelle au produit fini? C'est la question que j'ai posée à ces développeurs que j'ai rencontrés.

«Le prototype m'a pris un week-end et le jeu était censé être fini au bout d'un an.» Micha Stettler, développeur de jeux vidéo, se montrait bien confiant lorsque «Nimbatus» est né. Six ans plus tard, le jeu vient tout juste d'entrer dans sa phase d'accès anticipé. Un délai somme toute normal, comme j'ai pu le constater après un petit tour chez Stray Fawn, le studio qui a créé ce simulateur de drones spatiaux.

De simple hobby à véritable métier

Il y a six ans, le jeu n'avait pas de nom, son apparence était totalement différente, et le studio Stray Fawn n'en était même pas au stade d'idée. Micha, son fondateur et aujourd'hui programmeur en chef, travaillait à l'époque comme informaticien chez Leica Geosystems. Il passait ses week-ends à développer de nouveaux prototypes de jeux. L'un d'eux avait pour cadre des environnements pouvant être détruits. Micha a travaillé dessus plusieurs week-ends de suite. «Je m'amusais vraiment à faire ça, et j'ai vite compris que je voulais en faire un véritable jeu.» C'est là que le jeu, alors sans nom, a commencé à prendre forme. «J'ai créé un site Web et un compte Twitter, et je me suis aperçu que je n'y connaissais rien en commercialisation.» La spécialité de Micha était, et reste aujourd'hui encore, la programmation. Il a rapidement compris qu'il allait avoir besoin d'aide.

Voilà à quoi ressemble le jeu aujourd'hui...
Voilà à quoi ressemble le jeu aujourd'hui...
...et à quoi il ressemblait en 2013.
...et à quoi il ressemblait en 2013.

C'est Philomena Schwab qui allait lui apporter cette aide. Il a rencontré cette ancienne étudiante de la Haute École d'art de Zurich il y a trois ans, lors d'une conférence de développeurs en Suisse où il présentait son jeu. Philomena recherchait un programmeur pour son propre jeu, «Niche – a genetics survival game». Ils se sont tous les deux mis d'accord pour que Philomena prenne en charge la partie marketing de Micha, pendant que ce dernier s'occuperait de programmer à sa place. «On se complète à la perfection. Je me sens plus à l'aise devant mon PC à coder, et Philomena s'occupe des conférences.» C'est ainsi qu'est né Stray Fawn.

Après cette fusion, le studio s'est d'abord consacré à «Niche». La campagne Kickstarter était sur le point d'être lancée. Pour Micha, l'heure de prendre une décision était venue. Développer des jeux était devenu bien plus qu'un simple hobby, il lui était désormais compliqué de concilier cette activité avec son poste d'informaticien à plein temps. Le temps partiel n'étant pas envisageable, Micha décida de démissionner. Retrouver un poste dans l'informatique n'allait pas lui poser de problème. Il a tout de même pu continuer à travailler en tant que freelance pendant un certain temps jusqu'à ce que son successeur soit bien formé. Cela lui a permis d'acquérir le capital de départ pour le studio. «Au début, je passais toutes mes soirées et mes week-ends à programmer pour garder la tête hors de l'eau.» Ce serait cette passion qui distingue les programmeurs de jeux des informaticiens classiques. «L'industrie du jeu n'est pas lucrative pour les informaticiens. On y gagne deux fois moins qu'ailleurs.» Ce serait aussi la raison pour laquelle les offres d'emploi classiques ont du mal à attirer les bons candidats. Micha et Philomena recherchent d'autres collaborateurs pour leur studio en pleine expansion lors de conférences, festivals, etc.

Philomena et Micha ont fondé le studio.
Philomena et Micha ont fondé le studio.

Roger Winzeler fut le premier à rejoindre l'équipe. Graphiste, il avait tout à fait sa place au sein du jeune studio. Vint ensuite Markus Rosse, concepteur de jeu. «Roger et Markus étaient avec nous quand nous ne faisions que 10 francs de l'heure. Cela ne suffit pas pour vivre», explique Micha. Au début, il payait les salaires de ses collaborateurs de sa propre poche. Tous deux sont venus travailler chez Stray Fawn en connaissance de cause.

«Ce métier, je ne le fais pas pour l'argent.»
Micha Stettler

Arno Justus fut le premier programmeur à être recruté. Il a été repéré par Micha et Philomena à la Haute École d'art de Zurich. «Nous avons regardé les thèses que les étudiants préparaient et discuté avec les professeurs pour déterminer les profils susceptibles de nous intéresser.» Le studio de Stray Fawn est à cinq minutes à pied de l'école d'art, en plein cœur de Zurich-Ouest.

«Au début, il faut renoncer à se faire de l'argent», estime Micha. Il y a sans doute des studios plus méthodiques que Stray Fawn qui commencent avec un jeu sur mobile et essaient de voir comment gagner le plus d'argent possible. «Je ne fais pas ce métier pour l'argent, mais parce que j'aime les jeux vidéo depuis que je suis tout petit. On ressent cette passion dans nos jeux», explique le jeune homme de 32 ans. On comprend bien que ce ne sont pas des paroles en l'air.

«Tout seul, je n'aurais jamais survécu.»

Roger et Arno font partie de l'équipe depuis le début.
Roger et Arno font partie de l'équipe depuis le début.

Selon Micha, la plupart des développeurs de jeux vidéo commencent en solo. «Mais même en sachant tout faire, c'est impossible de tout finir seul.» Et pour rajouter encore à la pression, il a aussi fallu gérer l'attente des gens qui guettaient la sortie du jeu. En fondant son studio, il a pu déléguer à d'autres personnes. «Si j'avais dû tout finir tout seul, je n'aurais jamais survécu», dit Micha en riant. «Imagine, tu travailles tout seul sur un projet pendant six ans, et tout à coup tu reçois des mauvais retours? Le cauchemar.» Les autres membres de l'équipe peuvent mieux assimiler et atténuer les retours. Pour «Niche», c'était tout l'inverse. «Philomena se mettait toujours de mauvaise humeur après avoir lu quelque chose de négatif», s'amuse Micha. «Nous, en revanche, on peut l'interpréter pour elle.»

«Travailler en réseau et en échangeant avec les autres est absolument indispensable», m'explique Micha en parlant du passage de projet solo à projet en équipe. «En tant qu'informaticien, on connaît l'architecture, mais on ne sait pas vraiment faire des jeux amusants. Je sais créer un jeu de société, fraiser, peindre, ou que sais-je. Mais quel est l'élément qui va rendre ce jeu agréable à jouer? Je n'en ai aucune idée.» C'est là qu'interviennent les études de conception de jeu. «Markus nous aide à être plus méthodiques.» Travailler en équipe ne peut être que bénéfique, Micha en est convaincu. Après trois ans passés à travailler seul, on perd son objectivité. «On se dit que ce que l'on fait n'intéresse peut-être personne. Avoir d'autres personnes qui jouent au jeu peut s'avérer extrêmement utile. Ils apportent de nouvelles idées et rendent le jeu plus beau», se réjouit Micha. Avant, il concevait tout lui-même. Mais d'un autre côté, ça n'a pas dû être facile de voir quelqu'un débarquer sur son projet après trois ans.

«Nous gagnons tous le même salaire»

«Stray Fawn» signifie faon errant. Un nom qui a un sens. «95 % des jeux vidéo ne rapportent pas d'argent. Nous sommes une petite créature fragile qui pourrait rapidement devenir une victime», explique Micha. Mais errer, c'est aussi compter sur soi-même pour survivre. Stray Fawn n'a pas d'investisseurs et ne prend pas de commandes. Les revenus proviennent exclusivement de leurs jeux. Le studio est composé de 11 employés, la plupart à temps partiel. Six d'entre eux travaillent actuellement sur «Nimbatus», le reste s'occupe de «Retimed», un jeu multijoueur. L'ingénieur du son travaille sur les deux projets.

Lorsque Markus a commencé chez Stray Fawn, il ne gagnait presque rien.
Lorsque Markus a commencé chez Stray Fawn, il ne gagnait presque rien.

«Grâce aux revenus de «Niche» on arrive à garder la tête hors de l'eau.» Mais cela ne suffit pas pour couvrir toutes les dépenses. Ils peuvent également puiser dans les recettes de la campagne Kickstarter pour «Nimbatus» et dans les 50 000 francs de Pro Helvetia. Le lancement sur Steam a permis à l'équipe de gagner 200 000 francs grâce aux 20 000 exemplaires vendus en seulement quelques semaines. «À ce jour, c'est notre meilleure sortie», nous confie le papa du jeu.

Si Stray Fawn ne peut pas faire appel à des investisseurs ou accepter des commandes lucratives, le studio arrive tout de même à relativement bien payer ses employés, pour l'industrie. «Nous gagnons tous le même salaire, 5 000 francs pour un temps plein.» Les salariés se partagent également un bonus que Micha et Philomena négocient ensemble. Si un jeu fait un carton, tout le monde en profitera à égalité.

Le système a ses avantages et ses inconvénients. D'un côté, il est transparent et juste car tout le monde perçoit le même salaire, quel que soit son rang hiérarchique. D'un autre côté, le recrutement peut s'avérer compliqué lorsque l'on travaille avec un tel système. «Si un nouvel employé demande un salaire plus élevé, je vais devoir augmenter tout le monde», explique Micha. C'est pourquoi, au moment de l'embauche, ils préfèrent s'assurer de trouver la personne qui leur convient, même si ce n'est pas la meilleure sur le papier.

D'une mise à jour à l'autre

Le principe de jeu de «Nimbatus» est resté le même depuis six ans. On contrôle un drone que l'on assembler à partir d'innombrables pièces détachées. Ensuite, on laisse libre cours à sa créativité en parcourant une galaxie que l'on peut détruire à sa guise en utilisant la machine que l'on a créée. «Par contre, tout l'environnement du jeu a changé.» Et ce de manière fluide et itérative, comme l'explique Micha. Mais ce n'était pas la meilleure des variantes, il restait encore beaucoup de choses à peaufiner. La campagne Kickstarter a permis de tout concrétiser.

On peut construire tout un tas de super drones.
On peut construire tout un tas de super drones.

Maintenant que Micha ne travaille plus tout seul sur le jeu, d'autres structures ont pu être introduites. «On se réunit tous les matins pour discuter de ce sur quoi on travaille et des nouvelles tâches qui nous attendent. On travaille d'une mise à jour à l'autre.» Les éléments clés de «Nimbatus» sont disponibles, malgré le statut en accès anticipé, et le jeu se joue très bien. Ainsi, l'équipe ne s'occupe pas de chercher des bugs ou de fournir des fonctions de base, elle se consacre à la production de contenu. «C'est difficile de faire de gros changements parce que les joueurs sont habitués à un certain système.» Ils ont appris cette leçon avec «Niche» dont les changements n'ont pas toujours été bien accueillis. «Même s'il est en accès anticipé, le jeu doit être cohérent et facile à jouer sans être vraiment terminé. Il faut réussir à trouver cet équilibre», explique Micha. L'un des avantages de «Nimbatus» c'est que l'on peut jouer à l'infini. C'est exactement ce que l'on recherche sur les jeux en accès anticipé. Cela permet aux joueurs de rester liés au projet.

Même si «Nimbatus» leur prend beaucoup de temps, les membres de l'équipe se prennent chaque mois deux ou trois jours pour travailler sur de nouveaux projets. Cela leur permet de poser les bases des futurs jeux. Et les idées ne manquent pas. Mais de toute façon, ce n'est pas le problème: «Quiconque s'y connaît en jeux vidéo aura forcément une idée un jour ou l'autre.» Réussir à créer quelque chose que les gens apprécieront, ça ce n'est pas donné à tout le monde.

La commercialisation est une étape clé

Philomena Schwab s'assure que tout le monde ait entendu parler de «Nimbatus».
Philomena Schwab s'assure que tout le monde ait entendu parler de «Nimbatus».

«Notre industrie est extrêmement concurrentielle. Une bonne stratégie marketing est essentielle pour réussir à se démarquer», explique Micha en regardant Philomena Schwab. C'est justement la mission de cette jeune femme de 29 ans. «Niche» leur a permis de nouer quelques contacts avec Valve. Philomena s'est servi de ces contacts et a rapidement photoshopé «Nimbatus» sur le pop-up d'accueil de Steam qui donne des informations sur les nouveautés. «Elle a envoyé le résultat à Valve pour leur montrer que ça rendrait vraiment bien», se souvient Micha en souriant. Mais Valve leur a répondu que cela se faisait naturellement, et que de toute façon les titres en accès anticipé ne faisaient jamais partie du pop-up. Cinq heures après le lancement de «Nimbatus» sur Steam, l'équipe a reçu un e-mail de Valve. Le jeu s'était tellement bien vendu, qu'ils souhaitaient finalement mettre «Nimbatus» à l'honneur.

«Kickstarter nous a servi de tremplin.»
Micha Stettler

«Nous avons tous participé en utilisant tous les canaux publicitaires possibles.» En tout, 90 000 newsletters ont été envoyées et 50 000 utilisateurs Steam ont reçu une notification grâce au système de wish list. La plupart des newsletters ont été envoyées aux personnes ayant contribué au Kickstarter. «Kickstarter nous a permis de communiquer la sortie du jeu au plus de monde possible et de nous construire une fanbase.» Les revenus passaient au second plan. Aujourd'hui, l'équipe envisage d'embaucher quelqu'un pour gérer la commercialisation en Chine. Mais d'ici là, c'est Philomena qui tient les rênes.

L'équipe travaille régulièrement sur de nouveaux projets.
L'équipe travaille régulièrement sur de nouveaux projets.

Lors de ma visite, Philomena travaillait sur un outil destiné à évaluer les vidéos YouTube, à savoir qui a streamé quoi, comment le streaming s'est déroulé, etc. Pour Stray Fawn, la collaboration avec les streamers est extrêmement importante. Selon Philomena, le nombre d'abonnés n'est pas le critère principal. «Les petits streamers avec quelques milliers d'abonnés nous sont souvent plus utiles que les PewDiePie de YouTube, car leur groupe cible est plus proche du notre.» Outre YouTube et Twitch, Steam est également une plateforme de streaming intéressante. Ceux qui rétorquent que Steam n'est qu'une simple boutique ne connaissent probablement pas grand-chose au monde des vidéos live. Cela fait déjà longtemps que Steam permet de diffuser un jeu en streaming. «Les jours importants, comme le samedi et le dimanche, on diffuse en continu», explique Philomena. «Si on comptabilise assez de spectateurs, Steam nous met en page d'accueil. C'est extrêmement utile pour nous.»

«Je réponds aux commentaires jusqu'à 5 heures du matin.»
Philomena Schwab

Former un bundle à prix spécial avec un autre jeu similaire peut aussi s'avérer pertinent en termes de publicité. «Besiege», un jeu où l'on construit des catapultes médiévales au lieu des drones, pourrait bien fonctionner avec «Nimbatus». Ces actions doivent cependant être mises en place par Valve.

Les articles dans les médias classiques ou les portails d'information ne sont pas d'une grande utilité pour les studios de jeux qui sont en plein essor. «Si ça doit être le cas, mieux vaut que ça se fasse sur une page spéciale. Pour «Niche», nous nous en sommes très bien sortis. Il faudrait que je retente le coup.» Philomena compte plusieurs réussites à son actif grâce à des posts sur Reddit ou 9gag. «La dernière fois qu'un de mes posts a fini en tendance, je me suis retrouvée à répondre aux commentaires jusqu'à 5 heures du matin.»

Le jeu continue d'évoluer.
Le jeu continue d'évoluer.

Discord est aussi un outil intéressant. Ce logiciel de discussion est devenu l'une des principales plateformes sociales pour les gamers. Stray Fawn y entretient le contact avec ses fans. Malgré toutes ces mesures de marketing, Micha est convaincu qu'un super jeu peut aussi marcher sans marketing. «Le bouche-à-oreille peut avoir une importance clé.»

Difficile, mais libérateur

Après plus de six ans, ce petit projet qui occupait les week-ends d'une seule personne s'est transformé en un véritable jeu sur lequel six personnes travaillent et qui a réussi à se hisser en page d'accueil Steam. Mais si cela ne se voit pas forcément, il y a souvent beaucoup plus de travail derrière un jeu qu'on ne le croit. Les jeux créés par une seule personne, comme «Papers, Please» ou «Stardew Valley», sont encore plus impressionnants. L'équipe de Stray Fawn a eu la chance d'éviter ce stress. Ils ne sont pas trop de six personnes pour accomplir tout ce qu'il y a à faire, mais on voit sur leurs visages qu'ils aiment leur travail. Il sera intéressant de voir comment «Nimbatus» va évoluer et de guetter le prochain titre du studio zurichois.

«Nimbatus» est disponible en accès anticipé sur Steam ou via Humble Bundle.

Photo d’en-tête : De gauche à droite : Arno Justus, Philomena Schwab, Micha Stettler, Markus Rosse, Roger Winzeler.

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En tant que fou de jeu et de gadgets, je suis dans mon élément chez digitec et Galaxus. Quand je ne suis pas comme Tim Taylor à bidouiller mon PC ou en train de parler de jeux dans mon Podcast http://www.onemorelevel.ch, j’aime bien me poser sur mon biclou et trouver quelques bons trails. Je comble mes besoins culturels avec une petite mousse et des conversations profondes lors des matchs souvent très frustrants du FC Winterthour. 


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